La baleine du Frioul
L’épisode de la sardine qui a bouché le Vieux-Port, tout le monde connait et c’est probablement cet épisode qui a permis à Marseille d’être reconnue comme capitale mondiale de la galéjade.
Avant de se fixer, vers la fin des années quatre-vingt, sur l’origine la plus probable de cette histoire marseillaise, (l’échouement à l’entrée du Vieux-Port du brick « La Sartine » sur lequel avait pris place Barras pas encore conventionnel, mais toujours officier du Roy, de retour de Pondichéry), il ne faisait aucun doute qu’un « poisson » de grande taille avait bouché notre vénérable port.
Cette croyance fut d’autant plus dure à combattre que le grand Frédéric Mistral, lui-même, avait véhiculé ce conte, mais pour se moquer de l’esprit galéjeur de ses concitoyens et plus particulièrement des … martégaux !
Dans « L’Armana Prouvençau », avec pour titre « Lou gros peis », (année 1856 – Page 103) Frédéric Mistral conte une histoire qui aurait pu s’arrêter aux lecteurs provençaux si, le « Petit Journal » du 10 juin 1870 n’avait repris cette galéjade pour, paradoxalement, illustrer le sérieux de ses journalistes face à leurs concurrents qui « inventait des histoires ».
L’histoire est simple : un martégal, revenant un matin de Marseille, croise un de ses voisins qui lui demande d’où il vient. Se rendant tous les matins à Marseille pour vendre son poisson, et recevant à son retour, toujours la même question de son voisin, le martégal trouve amusant de lui expliquer qu’il revient de Marseille où il a vu qu’on y avait péché « un thon si gros, si vaste, qu’il bouche l’entrée du Vieux-Port ».
Content de sa blague, le martégal rentre chez lui, dine et fait la sieste jusqu’à ce grand tumulte le réveille en début d’après-midi. Regardant par le fenêtre, il voit un groupe important quittant la ville pour « aller voir le thon qui bouche le port de Marseille.» Le martégal, content de lui, fier de sa blague, observe tout l’après-midi les groupes qui se succèdent sur la route menant à Marseille.
Le soir venu, Martigues est vide de toute âme. Toute la ville s’est rendue à Marseille. Alors, mettant ses souliers de marche, mettant sa veste sur l’épaule, l’homme prend à son tour la route de Marseille « pour voir le thon car, si tout le monde y court, il faut qu’il y ait quelque chose de vrai. »
Si la version de Frédéric Mistral reste confinée à l’Occitanie, la version du « petit journal » est appelée elle a un plus grand retentissement puisqu’avec un tirage de 340.000 exemplaires en 1870, il est le premier quotidien du pays Nul doute que l’histoire de ce hâbleur martégal fut connu dans tout la France dès le 11 juin 1870 et que ce poisson qui boucha l’entrée de Marseille répété dans tous l’hexagone.
Cette histoire tombait encore mieux qu’au même moment, soit le 11 juin 1870, l’Illustration, autre quotidien de grand tirage, publiait en ses pages l’histoire suivante :
« Une capture assez rare a été faite jeudi 26 mai 1870 aux environs du Château d’If dans la calanque dite de Ste Estève. Une baleine, longue de treize mètres, a été prise par quelques amateurs qui ne s’attendaient pas à prendre un aussi gros poisson.
Voici dans quelles circonstances cette pèche, réellement miraculeuse, a été faite. La baleine, sans doute attirée par quelque proie, ou venue peut-être à la suite de quelque navire, s’est imprudemment engagée dans un petit enfoncement où, faute d’eau, elle n’a pu sortir.
Le monstre se débattait en vain quand il a été aperçu par trois amateurs de pêche, qui ne pouvaient croire leurs yeux.
L’animal a été transporté sur les Allées de Meilhan, où il a été exposé à la curiosité publique. Il a été ensuite été remis à MM les préparateurs du Muséum, qui l’ont disséqué, pour ajouter à la collection déjà si riche de cet établissement cette nouvelle curiosité. »
« L’Illustration » du 11 juin 1870
Cet article, illustré d’une gravure représentant la baleine sur la Canebière, confirmait ainsi un « brève » d’un autre quotidien à fort tirage, « le Figaro », publiée elle le 4 juin 1870 :
« On vient de faire à Marseille la capture d’un énorme cétacé dont la longueur dépasse treize mètres et dont le poids était évalué à 10000 kilogrammes. Le chariot qui l’a transporté aux Allées de Meilhan était attelé de dix fort chevaux de trait. »
« Le Figaro » du 4 juin 1870
Nul doute que l’origine de notre sardine a été conforté par ces articles de 1870. Mais, qu s’est-il donc passé ce fameux 26 mai 1870 ?
Tout commence sur l’ile de Ratonneau à proximité de l’hôpital Caroline, dans la calanque de St Estève. Au petit matin, trois pécheurs ont la surprise d’y trouver une baleine échouée, en train de rendre son dernier soupir.
Il s’agit en fait d’un rorqual gris de treize mètres et dix tonne, deuxième plus grand mammifère marin après la baleine bleue. Il est d’un type relativement fréquent en Méditerranée où sa population est estimée à notre époque entre 3000 et 4000 individus avec très peu d’échanges entre les populations de l’Atlantique et celles de la Méditerranée.
Cousin de la baleine bleue, il est plus petit (entre 15 et 20 m au lieu des 30 à 35 m de sa cousine) peut peser jusqu’à 70 tonnes. Il se déplace généralement en petits groupes de moins de six individus. Avec ses treize mètres et ses dix tonnes, notre individu est donc un jeune spécimen.
Son échouement dans une crique étroite, de faible profondeur, n’est pas un événement si exceptionnel que cela, comme le montrera plusieurs autres échouements survenus jusqu’à nos jours. Par contre, il ne fait aucun doute qu’un tel animal dans un endroit aussi étroit n’a pu que provoquer les galéjades.
En attendant, quelques jours plus tard, la dépouille de l’animal est remorquée de Ratonneau au plan d’eau du Lacydon avant d’être placé sur un charroi tiré par les dix chevaux de trait dont parle Le Figaro.
Le cadavre du rorqual sera exposé quelques temps allée de Meilhan avant d’être transféré entre les mains des scientifiques du Museum d’Histoire Naturelles de Marseille.
Le Muséum crée en 1819, sous la double impulsion du marquis de Montgrand, maire de la ville, et du préfet, Comte de Villeneuve-Bargemon, s’est en effet fixé, l’année précédente, dans ses nouveaux locaux situés dans l’enceinte du Palais Longchamp. Le Museum est devenu très rapidement l’acteur incontournable de toute manifestation de ce type.
Alors, cette baleine est-elle la fameuse sardine qui a bouché le port ? C’est peu probable. Mais comme la fable de Frédéric Mistral, elle a dû aider à transformer l’échouage de « La Sartine » en galéjade marseillaise qui demeure encore d’actualité bien des décennies plus tard.
En tout cas, le désastre de Sedan et la chute du second Empire quelques mois plus tard a aidé à faire disparaitre de la mémoire immédiate de la ville cette fameuse baleine.
Pour être tout à fait exhaustif sur cette baleine, comment ne pas rapprocher la gravure de l’Illustration avec cette carte postale éditée au début du XXème siècle. On y notera les harpons, instrument utilisé pour la pèche à la baleine, sur le dos de la sardine. Peut-être une réminiscence de la baleine de 1870 ?
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